Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article SAECULARES LUDI

SAECULARES LUDI. SAECULUM. Parmi les fêtes de tout ordre, cérémonies religieuses compliquées de réjouissances populaires qui, sous le nom de ludi, se succèdent au calendrier romain [LUDI], celles qui sont connues sous le nom de jeux séculaires méritent, malgré la rareté qui en est le caractère distinctif, une mention toute particulière'. Leur histoire, assez sommaire pendant longtemps, a grandi en intérêt du jour où une découverte de premier ordre l'a fait passer du domaine de la littérature dans celui de l'archéologie; cette découverte n'a pas seulement éclairé la question spéciale des jeux publics chez les Romains ; elle a jeté des lumières précieuses sur plus d'un problème d'ordre religieux et même politique. 1. L'idée du saeculuin. -Ce qui les distingue de tous les autres, c'est qu'en principe ils ne sont célébrés qu'une fois par siècle 2. Ainsi que le proclamait le héraut chargé de les annoncer à Rome, ceux qui allaient y assister ne les avaient jamais vus dans le passé, ne devaient jamais plus les revoir dans l'avenir'. Les fêtes séculaires marquent la fin d'un siècle et elles inaugurent un siècle nouveau. Mais la notion du siècle, dans l'antiquité grécoromaine, n'a pas eu universellement la précision mathématique qui s'y attache aujourd'hui. lin premier coup d'oeil sur l'histoire des fêtes séculaires à Rome ne rencontre même que confusion et incertitude 4. C'est qu'il y eut, pour le moins, trois façons différentes d'entendre le siècle et qu'aucune d'entre elles ne réussit à exclure entièrement les deux autres, des combinaisons politico-religieuses continuant de les exploiter toutes. Il y eut la conception du siècle suivant la nature qui ne s'astreint à aucune règle mathématique ; et il y en eut d'autres fondées sur des calculs humains qui prenaient leur point de départ et la mesure de leur durée dans des faits sinon variables du moins contingents. De cette espèce est le siècle juridique (civile), le seul que nous admettions aujourd'hui, et surtout le siècle relie gieux, le plus élastique et le plus arbitraire de tous. A l'origine des littératures, à Rome aussi bien qu'en Grèce, on mesurait la vie d'un peuple par celle des générations d'hommes qui le composaient. Chez Homère et chez Hésiode, ce sont les mots yavérl, tl'Oçet xtwv, l'un et l'autre se retrouvant chez les Latins, sous les formes genera et aevuln, qui expriment la durée, d'ailleurs indéfinie, d'un ensemble contemporain de vies humaines La première tentative en vue de répartir l'existence de l'humanité en général suivant la mesure des vies particulières est à chercher dans la poésie hésiodique ; c'est là qu'on trouve, formulé en mythe, un système de cinq générations successives en qui se résume l'histoire de l'humanité jusqu'au temps du poète '. De même chez les Latins, mais sous une forme purement abstraite. c'est le mot saeculunt, presque toujours écrit saeclunt .jusqu'au déclin de la République (surtout chez Lucrèce, lequel ne connait que cette forme), qui exprime l'idée des titres vivants, hommes ou animaux, en tant qu'ils durent ensemble, au cours d'une même période indéterminée 7. La linguistique moderne a ramené ce mot au radical se, saut, senten en latin et l'a rapproché de ywoç en grec". Au point de vue de la signification, les anciens déjà assimilaient saeclunl à aiwv, l'un et l'autre excluant toute notion de durée précise. Cette indétermination même devait éveiller les préoccupations religieuses. Ce sont les aruspices étrusques qui, les premiers, cherchèrent au siècle un point de départ et une durée mathématique; et voici comment ils résolurent le problème De même que l'année embrasse la vie et la mort de la végétation, il y a, au regard de la vie des hommes, une période au cours de laquelle s'accomplit, pour tous ceux qui sont nés le même jour, l'évolution totale de leur étre physique et moral. Le siècle équivaut comme durée au plus long tige d'un homme ; il commence quand cet homme nuit, il est achevé quand cet homme meurtf0 Mais si la durée du siècle est ainsi définie, théoriquement, rien dans la succession continue des individualités ne permet d'en fixer le point de départ. Et, de fait, on s'avisa que le siècle n'existait que par rapport aux nations", de sorte qu'il est, par son début comme par sa conclusion, un fait qui échappe à l'observation ; seule la science surnaturelle des augures est en mesure de dire, sinon quand un siècle commence, du moins quand il doit finir et suivant quelles étapest2. Partant de ces principes, les aruspices étrusques attribuaient à leur propre nation une durée de dix siècles, auxautrespeuples une durée variable qui dépendait de leur histoire, c'està-dire de l'arrêt du destin. A la nation romaine ils en SAE 988 SAE accordaient douze et ils trouvaient ce nombre dans celui des douze vautours que Romulus vit apparaître sur l'Aventin lorsque, avant de fonder la ville nouvelle, il procéda à l'Augurium Augustum'. Cependant l'esprit romain ne se contentait pas de cette mesure du siècle qui, tout en définissant l'idée de génération, laissait à l'arbitraire la fixation du point de départ et faisait varier la durée : ils cherchèrent une moyenne et il est probable que c'est la mesure du lustrain, introduite dans l'organisme fiscal et administratif de Rome par Servius Tullius, qui la leur fournit : le siècle au sens juridique ciltile) fut pour eux une durée de vingt lustres ou cent ans 2. Tous les ans, en vertu d'une coutume, venue elle aussi d'Étrurie, le praetor maximes plantait un clou dans la paroi qui, au temple de la Triade Capitoline, séparait lace/la de Minerve de celle de Jupiter [cLAVUSj. Ce clou qui, au sanctuaire de Nortia à Volsinies, exprimait la volonté immuable de la destinée, servait ainsi chez les Romains à dénombrer les années : indices nunteri annorum3. On manque de textes précis pour le début de cette pratique comme aussi pour la limitation solennelle du siècle, après les cent ans révolus. Cela seul est une preuve que si le siècle juridique était accepté par l'opinion romaine comme ayant une durée de cent ans, le siècle naturel, dont l'art augural avait fait le siècle religieux, gardait ses droits; et ainsi s'expliquent les variations qui, sans doute à partir de l'an 500 de Rome, où commença la notation régulière par années des prodiges dans les Annales des Pontifes`, brouillèrent le calcul des siècles depuis les origines et firent la partie belle aux combinaisons futures. C'est, d'ailleurs, à cette époque que la notion du siècle paraît avoir été exploitée pour la première fois par les livres sibyllins et par les magistrats chargés de leur interprétation s. En l'an 505 de la fondation (249 av. J.-C.), ceux-ci la mêlèrent au culte des dieux souterrains, Dis Pater et Proserpine, pour la célébration des jeux tarentins. Avec la date de 737 (17 av. J.-C.), cette année est la seule qui nous offre, pour la détermination des siècles avant l'ère chrétienne, un point d'appui sûr et historiquement garantis. Mais que l'on calcule en remontant vers les origines ou en descendant vers la fête de l'an 17 av. J.-C., ni le siècle de cent ans, ni toute autre durée régulière du siècle ne saurait expliquer soit la date de 249, soit son rapport avec l'année 17. La confusion s'accroît encore si l'on constate que des jeux séculaires ont pu être célébrés à Rome (la chose n'est pas sûre) en 146 av. J.-C. ; si enfin, au siècle suivant, nous nous avisons que ceux qui auraient dû tomber, soit en 49, soit en 46, selon qu'on se règle sur le point de départ (249) ou sur la dérogation du siècle subséquent, n'ont pas eu lieu du tout, à raison de la guerre entre César et Pompée'. Ce n'est pas tout encore : de nombreux prodiges ayant épouvanté le monde en l'an 88 (666 de la fondation), l'année où avait commencé la grande lutte entre Sylla et Marius, où Mithridate en Orient menaçait la sécurité de l'empire, les aruspices d'Étrurie avaient vu dans ces événements la fin du siècle et le début d'une ère nouvelle 3. De même en l'an 44 (710 de la fondation!, le jour des funérailles de César, une comète se montrant dans le ciel, l'augure Vulcatius, dont le nom seul indique son origine Etrusque, déclara devant l'assemblée du peuple que l'étoile signifiait la fin du txe et le commencement du xe siècle, non pas de Rome, ce qui est impossible, mais d'Étrurie'. Et pour donner du poids à ses paroles, il annonça sa propre mort, en punition d'un secret qui aurait dû rester celui des dieux. L'histoire rapporte qu'il mourut, en effet, devant le peuple assemblé, après lui avoir ainsi interprété le phénomène céleste. Mais ni sa mort, ni sa révélation ne jettent du jour sur la durée du siècle. La seule chose qui est certaine, c'est que, sous l'influence des livres sibyllins on délaissa, sans doute à partir de 666, la mesure du siècle par vingt lustres pour adopter celle qui fut consacrée par les jeux séculaires de l'an 17 (737), la mesure de 110 ans10. C'est alors que, en vertu de calculs rétrospectifs, sans souci de la réalité historique, on créa de toutes pièces une ou plusieurs traditions de la répartition des siècles ", de sorte qu'il nous faut nous orienter entre elles, sans avoir la ressource ni de les mettre d'accord, ni même, le plus souvent, de nous expliquer leurs divergences. A nous en tenir aux deux systèmes principaux (mais il y en eut d'autres), l'un reposant sur la durée de cent, l'autre sur celle de cent dix ans, nous remarquerons d'abord que leurs points de départ diffèrent. Le premier date de l'an 245 de la fondation de Rome, c'est-à-dire du règne de Tarquin le Superbe ; le second de l'an 298, qui est celui du consulat de M. Valerius et de S. Verginius. Ensuite nous notons que tous les deux aboutissent à l'an 738 (16 av. J.-C ) 12, ce qui prouve qu'ils ont été calculés en vue de cette date, celle des jeux célébrés par Auguste. Il est clair qu'il s'agissait de la légitimer par tous les moyens et de mettre d'accord les siècles sibyllins ou religieux avec les siècles civils ; voici le tableau qui permet de comparer : SAE 989 SAE Seule la série sybilline est régulière, mais factice ; la série civile repose sur une base historique moins fragile, et c'est pour cela, sans doute, qu'elle déroge le plus souvent à la règle des cent ans. On y surprend l'intervention fréquente de la gens Valeria', au début d'abord et en l'an 505 de Rome qui a, dans la question des jeux séculaires issus des jeux tarentins, une importance particulière. Pour le surplus, c'est sans doute à expliquer les écarts et les confusions que travaillèrent, à l'aurore de l'Empire, et les historiens et les archéologues. Ainsi Varron, qui écrivit un traité De saeculis 2 et mourut dix ans avant les fêtes de l'an 17 ; puis Verrius Flaccus, dont Festus nous a conservé sommairement l'opinion, et qui mourut l'année même des fêtes'; enfin Ateius Capito, le célèbre jurisconsulte, qui conseilla l'empereur et réussit, à force d'ingéniosité, à justifier la date souhaitée par lui'. Constatons, d'ailleurs, que cette tradition si péniblement forgée ne s'imposa pas à l'opinion, malgré l'éclat dont devaient briller les fêtes qui en sont sorties sous Auguste. Après comme avant, le calcul des siècles resta livré à l'arbitraire, sous cette réserve qu'au lieu de déroger à la fois à la règle des cent ans et à celle des cent dix, ou voulut bien, sinon en fait, du moins en principe, suivre soit l'une, soit l'autres'. La littérature des dernières années de la République nous fournit sur la conception du siècle, tout au moins chez les esprits cultivés, d'autres témoignages qui nous ramènent d'une part au mythe des âges suivant Hésiode, d'autre part aux spéculations pythagoriciennes sur les révolutions (ès aétc).toets), la décadence graduelle (â7rox2ic,:aatç) et la régénération de l'humanité (7raaiyyEVE6(a) ' . Nous avons cité déjà Varron qui, dans ses Libri rituales, dont faisait partie un traité De Saeculis, semble avoir mêlé les leçons de la sagesse hellénique à l'application de la théorie du siècle suivant les Étrusques. Un écho intéressant de ces idées est à chercher dans la quatrième Eglogue de Virgile qui est de l'an 40 av. J.-C., c'est-à-dire qu'elle succède, à peu d'années près, à la prédiction de l'augure Vulcatius, le jour des funérailles de César Dans cette églogue, qui célèbre l'avènement au consulat d'Asinius Pollion, il est question du dernier siècle prédit par la sibylle; d'une nouvelle grande année qui va commencer pour le monde, de l'âge d'or qui s'annonce; de la naissance d'un enfant merveilleux qui doit en être l'incarnation et que Virgile n'a pas autrement déterminée. Cette églogue est un curieux symptôme de l'état des esprits, à l'heure où la République romaine s'écroule, où un pouvoir nouveau s'organise et promet la fin d'une longue série de guerres et de désastres. Elle prouve, pour sa part, que si les livres sibyllins, renouant le présent au passé lointain, invitent à célébrer une ère meilleure, alors que tous les calculs sur la durée rituelle du siècle semblent exclure une idée de ce genre, cette idée était en quelque sorte dans l'air e. Elle va mûrir pendant quelques années encore, jusqu'à ce que Octave, devenu Auguste, inscrive dans l'histoire des siècles la date précise qui y manquait jusqu'alors, date autour de laquelle et parfois contre elle vont enfin se déterminer et les siècles du passé, demeurés vagues et incomplets, et ceux de l'avenir. Et c'est ainsi que Virgile, qui n'a pas vu les jeux de l'an 17 inaugurant l'ère nouvelle, y aura collaboré pour sa part, vingt-trois ans avant que son ami Horace en écrivit l'hymne officiel. II. Jeux séculaires et jeux tarentins. Il résulte de cet exposé que les seuls jeux séculaires ou soi-disant tels qui aient été célébrés à Rome avant Auguste sont ceux de l'an 249 av. J.-C. (505 U. C.)10. Il furent ordonnés par les oracles sibyllins et organisés par le collège des Decenzviri sacris faciundis'I , avec la préoccupation de remédier aux maux et aux périls dont la première guerre punique u menaçait l'Italie. Ces fêtes se greffèrent sur un culte de famille propre à la gens Valesia ou Valeria, culte dont la tradition, moitié historique, moitié légendaire, a dû être établie par l'annaliste Valerius d'Antium 1°. Mais à l'imitation des annalistes de son temps (le fait est démontré pour Fabius Pictor?'', il traitait avec une complaisance spéciale et, au besoin, il arrangeait la chronique des événements anciens pour la faire servir à la vanité ou aux intérêts politiques de sa propre famille 1 . Ainsi il établit, en remontant vers les origines, une série de fêtes analogues qui toutes peuvent se réclamer d'un haut magistrat appartenant à la gens Valeria. En fait, celles de l'an 249 nous sont connues par des témoignages qui nous mènent seulement aux derniers temps de la République ; ces témoignages nous ont été conservés par Zosime, historien byzantin de la deuxième moitié du ve siècle ap. J.-C., qui les avait pris chez Phlégon de Tralles, affranchi de l'empereur Hadrien, lequel a dû puiser chez le compilateur grec dont s'est servi Pline l'Ancien pour la composition d'une partie de son Histoire naturelle". Les jurisconsultes de l'entourage d'Auguste s'en étaient servis déjà pour la fixation et l'organisation des jeux de l'an 17 ; mais les oracles ne sont guère antérieurs à cette date '7. SAE 990 -SAE Cette série pseudo-historique de jeux séculaires prenait son point de départ dans la légende d'un Sabin de noble famille au temps des rois, lequel, ayant eu sa maison incendiée par la foudre et ses enfants frappés d'une maladie mystérieuse, consulta l'oracle et reçut le conseil de mener ceux-ci à Tarente, après leur avoir fait boire de l'eau du Tibre chauffée sur l'autel de Dis Pater et de Proserpine. Il s'embarqua aussitôt pour cette lointaine destination ; mais arrivé au coude du Tibre, près du Champ de Mars, il se vit contraint d'aborder pendant la nuit sur l'emplacement même qui s'appelait le Tarentum. Là, il s'acquitta des prescriptions de l'oracle; les enfants guérirent après avoir bu, et le père reconnaissant découvrit, en creusant la terre pour élever son ex-voto, un vieil autel déjà existant, dédié à Dis et Proserpine'. Trois nuits consécutives il sacrifia à ces divinités des victimes de couleur sombre : ce fut l'origine des jeux dits tarentins ou terentins. Ils se seraient dès lors transformés en jeux séculaires pour aboutir à ceux de l'an 249, dont Valerius d'Antium recueillit la tradition récente 2. Cette légende, rapprochée de ce que nous savons des cérémonies propres aux jeux de l'an 17, renferme tous les éléments qui donnent à ces derniers le caractère d'une pratique implantée du dehors, en même temps qu'une forme de propitiation en l'honneur des dieux infernaux'. Dis Pater et Proserpine sont d'origine grecque et ont été admis relativement tard dans le cercle des divinités romaines '; le Tarentum (car tel est le véritable vocable du lieu), l'histoire du voyage vers la la capitale des Messapiens, nous mènent en plein hellénisme'. Ce sont les livres sibyllins qui ont suggéré aux Romains le culte nouveau et l'autel élevé aux divinités infernales est au dehors du Pomoerium, tout proche du lieu où, au cours de la deuxième guerre punique, devait aborder la Grande Mère des Dieux venue de Pessinonte, en Phrygie, pour parer aux maux de la patrie romaine '. Quelle que soit, par rapport à l'annaliste Valerius, l'antiquité de ces cérémonies et en faisant la part de ses divagations familiales, il est impossible de méconnaître que les jeux tarentins furent, tout au moins en 249, comme le point de cristallisation sur lequel se déposèrent les croyances relatives au renouvellement des siècles et les pratiques pieuses qui avaient pour but d'y intéresser les dieux 3. Des fouilles faites en 1887 ont, d'ailleurs, mis à jour, dans cette partie du sol qui garda longtemps la trace de phénomènes volcaniques, sur le Corso de Victor Emmanuel, auprès de la place Sforza Cesarini, un vieil autel enfoui à 20 pieds sous terre, celui-là même dont parle la légende de Tarentum ; ce qui a même permis d'en fixer l'emplacement exact entre les Navalia et le pont Aurélien 9. C'est là qu'on découvrira trois années plus tard les fragments des pyramides qui devaient consacrer le souvenir des jeux séculaires des règnes d'Auguste et de Septime-Sévère 1e. La filiation de ces derniers avec les jeux tarentins est donc garantie à la fois par les textes littéraires, par les cérémonies pieuses et par des monuments matériels. On remarquera cependant, en consultant le tableau ci-dessus de la divergence des siècles, que les jeux de l'an 249 font partie de ceux qui ont été calculés par cent ans et non par cent dix, comme le demanderait le canon des livres sibyllins. En réalité, il n'est pas sûr que ce furent des jeux séculaires au sens exact du mot; et, comme les jeux antérieurs, ils durent être classés comme tels par assimilation et calcul rétrospectif". III. Les jeux séculaires de l'empereur Auguste. Jusqu'en 1890, la question des jeux séculaires se dégageait confuse et incomplète de la discussion de quelques textes littéraires, de l'interprétation en partie très incertaine de quelques monnaies des règnes d'Auguste, de Domitien et de Septime-Sévère. Cette année-là",les travaux entrepris sur la rive gauche du Tibre firent retrouver, à 7 mètres de profondeur dans le lit du fleuve, deux séries de tables de marbre, relatives aux jeux célébrés sous Auguste en l'an 17 av. J.-C., et à ceux qu'organisa Septime-Sévère en 204 ap. J.-C. Le groupe des tables et fragments de tables qui se rapportent aux premiers, de beaucoup les mieux partagés, se compose de huit morceaux qui, mis bout à bout, atteignent une hauteur de trois mètres et comportent cent soixante-huit lignes d'une écriture fine et serréet3 Cette inscription" nous apprend que l'empereur, pour fixer le souvenir de la grande faveur des dieux, ordonna de graver le commentaire de la fête sur deux colonnes, l'une d'airain, l'autre de marbre, et de les ériger sur l'emplacement même où les jeux avaient été célébrés, et aussi qu'un crédit spécial serait ouvert aux préteurs pour le paiement des travaux". Seule la colonne de marbre devait survivre dans le mur qui en reçut les matériaux; c'était en réalité une pyramide quadrangulaire dont une monnaie du règne d'Auguste, au nom de Mescinius Rufus, nous a gardé le souvenir t6. Mommsen a démontré que l'endroit où le monument commémoratif a été ainsi découvert, n'est guère distant que de 500 mètres de la place où il avait été érigé 17. Du même coup, l'oracle de la Sibylle conservé par Zosime et qui recommande de célébrer les jeux « dans la plaine, là où les flots du Tibre, vers la partie la plus resserrée, coulent à pleins bords o, prend son véritable sens 18. Il s'agit, non de la partie la plus resserrée du Champ de Mars, mais du lieu où le Tibre est le moins large. On a trouvé, en amont du Ponte Sisto SAE 991 SAE qui mène au Janicule, un autel d'excellent travail et, non loin de là, les fragments de l'inscription. Le lieu de la fête, l'ancien Tarentum, était ainsi nettement déterminé'. Les Actes, exhumés et parfois restitués par Mommsen de la façon la plus heureuse, sont d'accord, en ce qui concerne le programme des fêtes, tant avec l'oracle sibyllin (37 hexamètres grecs conservés par Zosime) qu'avec les textes d'Horace, de Valère-Maxime, de Suétone, de Dion Cassius, de Censorinus et de Zosime luimême 2, qui nous l'avaient antérieurement fait connaître ou conjecturer. Un renseignement, cependant, y fait défaut, celui qui expliquerait le choix de l'an 737 (17 av. J.-C.), lequel ne cadre avec aucune des dates antérieures, soit que l'on calcule suivant le canon des cent années, soit qu'on se règle sur celui des cent dix. Ce dernier, qui est la mesure du siècle selon les livres sybillins, menait, ainsi que nous l'avons montré plus haut, à l'an 738. Tout ce que l'on sait à cet égard, c'est que toutes les questions de date et d'organisation avaient été réglées par l'empereur, de concert avec le jurisconsulte Ateius Capito, expert en droit religieux 3. Si la fête a été avancée d'un an sur la date régulière, ce ne peut être que pour un motif personnel à l'empereur. Le plus plausible a été conjecturé par M. G. Boissier : l'empereur dut vouloir faire coïncider cette fête avec la dixième année de son principat. C'est, en effet, en l'an '27 que le Sénat lui décerna le titre d'Auguste en souvenir de Romulus et de l'Auguriunt Augusturn ; et Dion Cassius mentionne la tradition, introduite par les successeurs d'Auguste et à son imitation, de fêter le dixième anniversaire de leur avènements. Tout, d'ailleurs, en ce qui concerne l'organisation des fêtes, se fit par son initiative et les Quindecemviri S. P'. chargés de l'interprétation des livres sibyllins n'entraient en jeu que par son ordre. Ainsi nous trouvons au point de départ un rescrit de l'empereur au collège, et ce rescrit est aussitôt suivi d'une série d'édits et de décrets, délibérés en commun, l'empereur et son gendre Agrippa faisant fonction de magistri 3. Le Sénat semble n'avoir été consulté que pour la forme et souvent même tenu à L'écart en tant que pouvoir politique et religieux ; il figure à peine dans les Actes et pas du tout dans la mention donnée aux jeux par le monument d'Ancyre °. II vote cependant, sur la caisse particulière nommée LCCAB, les fonds indispensables à l'organisation des fêtes et à leur commémoraison par des monuments '. C'est aussi le Sénat qui lève l'interdit formulé par la loi De maritandis ordinibus contre les célibataires : a afin, dit l'édit, d'ouvrir l'accès des jeux séculaires au plus grand nombre possible tant pour honorer la religion que parce que personne ne doit plus jamais les revoir » Il interrompt de même la durée du deuil légal, notamment celui des veuves fixé depuis les temps de Numa à dix et même plus tard à douze mois". Tous les édits préliminaires ne témoignent pas seulement du souci d'amener aux jeux la totalité des citoyens de Rome, ruais de préciser avec insistance les obligations de chacun et de les mettre en état d'y faire face. Les fêtes devant commencer dans la nuit du 31 mai au 1L1 juin, ces dispositions s'échelonnent entre le 17 février et le .b mai, date à laquelle sont promulguées les ultimes et instantes recommandations, par affiches et proclamations orales, lesquelles ont pour but d'assurer l'ordre en fixant à chacun sa place 1D. Le détail de la proclamation par la voix du héraut public ne figure pas dans les Actes, mais nous le connaissons par le témoignage de Zosime 11, et il est illustré par des monnaies des règnes d'Auguste et de Domitien. Ces monnaies qui portent la mention des jeux séculaires, comme la plupart de celles qui s'y rapportent, nous offrent des personnages costumés comme des prêtres saliens [sALlr), vêtus de la tunique relevée, casque avec apex en tête, un petit bouclier rond au bras gauche, dans la droite un ca ducée ou un bâton i2 (fig. 6010) : ce sont les serviteurs ou appariteurs du collège des Quindecemvirs. Suétone les mentionne, ainsi que cette phrase F de leur proclamation, plusieurs fois rappelée au cours des .1 ctes : a les jeux que nul n'a vus encore et que nul ne verra plus jamais 13' . Ces hérauts, appelés iepox'ilpuxe; dans les textes grecs. sont assimilés aux tictores curiatii. La numismatique impériale nous fournit la représentation de deux autres opérations qui préludent aux jeux : la distribution au peuple des suftmenta ou substances purificatoires, et l'offrande par le même peuple des fruges, prémices de la récolte prochaine, blé, orge et fèves. Les su/fhnenta, qui sont appelés aussi purgamenta et en grec )A)4ara ou xx;sç,; c", sont analogues aux substances qui s'employaient dans la fête des FALILIA pour la lustration des étables et des troupeaux : ils consistent en soufre, torches et bitume '. La distribution s'en faisait à des endroits déterminés; nous connaissons le parvis du temple de Jupiter O. M. et celui du temple de Jupiter Tonans au Capitole, les abords du Palatin, notamment le portique du temple d'Apollon et le temple de Diane sur l'Aventin fr'. En théorie, c'est l'empereur SAE 992 SAE lui-même qui y procède; mais dans la pratique il lui fallait partager cette tache avec les Quindecemviri '. Dans les Acta relatifs aux jeux du règne de Sévère, le sort assigne à ces magistrats groupés par quatre des postes dans les divers quartiers de la ville, un entre autres près de Routa quadrata, sur le Palatin"-. 11 était recommandé aux citoyens de se présenter avec leurs femmes et leurs enfants ; même l'oracle sibyllin spécifie que les su/menta seront remis aux hommes et aux femmes, particulièrement à ces dernières'. Un aureus du règne d'Auguste, au nom de L. Mescinius, porte au droit la tète de l'empereur couronné de laurier ; en exergue IMP. CAESAR. TR (ibunitiae) POT(estatis) IIX; au revers, l'image de l'empereur en toge, assis sur une estrade avec une corbeille à ses pieds; devant lui, deux personnages également en toge : l'un reçoit les su/[intenta de la main de l'empereur; sur la base de l'estrade est la mention des jeux séculaires (LVD. S.); au-dessous : AVG. SVF. D Augustus su mente dedit. Une monnaie analogue, en bronze, du règne de Domitien, porte au fond un temple d'ordre corinthien ; au premier plan, sur l'estrade où figurent deux paniers avec l'inscription SVF. P. D., un personnage assis, vêtu de la toge, qui fait la distribution; devant lui. un homme qui la reçoit et un enfant qui remercie d'un geste de la main (fig. 6011)4: c'est le commentaire de la recommandation formulée par les Actes : « Que tous les citoyens libres demandent les purifications, mais une fois seulement; qu'eux et leurs femmes ne se présentent aux jeux que purifiés (su/rti) » Mais voici (fig. 6012) les citoyens qui font une offrande à leur tour, celle des fruges ° ; la scène ressemble singulièrement à la précédente, si bien que l'une des monnaies qui nous l'a conservée se borne à remplacer, le SVF. P. D. par A P. FRVG. AC = a populo fruges accepit . Devant un temple à colonnade corinthienne, l'empereur ou l'un des Quindecemviri est assis sur l'estrade; ici, il tient une patère destinée à recevoir l'offrande qu'il les frages. déverse ensuite dans les paniers placés auprès de lui ; là, il se borne à remercier de la main, tandis que le citoyen qui fait l'offrande, ouvre les plis de sa toge pour déverser lui-même les grains qu'il y a apportés'. Le texte de l'oracle tranche tout litige concernant cette cérémonie, déjà suffisamment claire, sur la mention A P. FRVG. AC ; c'est bien les participants àla fête qui, ayant reçu les purifications, offrent les grains Le même texte nous apprend que ces grains sont, au cours des fêtes, distribués parmi les spectateurs et entre les acteurs qui y ont donné leur concours 9. La double cérémonie, dans le dispositif des jeux de l'an 17, semble avoir pris trois jours, du 29 au 31 mai 10. C'est dans la nuit du 31 mai au ter juin que commencent les cérémonies religieuses qui sont, à proprement parler, celles des jeux séculaires : dans l'ensemble, elles vont durer trois nuits et trois jours, alternant, durant ce temps, avec des jeux, se continuant ensuite, après un repos fixé au quatrième jour, par des jeux seulement". La partie religieuse est seule caractéristique; les jeux par eux-mêmes n'ont de particulier que d'offrir, pour une même fête, toutes les variétés possibles de réjouissances qui sont alors en usage à Rome ; parlons tout d'abord des cérémonies. Elles se divisent en deux catégories, suivant qu'on les célèbre la nuit ou le jour ; et ces catégories s'opposent nettement l'une à l'autre, comme les ténèbres et la lumière, comme les dieux de signification redoutable, aux dieux de clarté, de joie et de prospérité t2, Les trois fêtes de nuit ne sont pas seulement graves, mais pénétrées d'un sentiment de tristesse; elles sont la réédition quelque peu amplifiée des cérémonies propres aux jeux tarentins et elles continuent la tradition des jeux de l'an 249 av. J.-C., qui paraissent n'en avoir pas connu d'autres ". Pendant la première nuit, l'empereur, doublé par Agrippa, qui est revêtu comme lui de la puissance tribunitienne, tous deux assistés par le collège des Quindecemviri, dont vingt et un mernbres, ycompris Auguste et son gendre, sont nommés par les Actes, fait un sacrifice aux ,floerae ou Parques, sur l'emplacement du Tarentum 1S. Ce sacrifice est. offert successivement sur trois autels, avec, pour chaque autel, six victimes de couleur sombre, trois brebis et trois chèvres ; elles portent dans les Actes l'épithète de prodigivas, qui signifie qu'elles doivent être entièrement consumées, après que les autels ont reçu tout leur sang15; et elles sont immolées selon le rite grec, achiuo ritu, et plus spécialement athénien, comme, du reste, toutes les cérémonies nocturnes de la fête t3. Une rnonnaie du règne de Domitien nous permet d'en restituer les principaux détails (fig. 6013) ". L'empereur procède à la prière et au sacrifice, non la tête voilée comme l'exigerait le rite romain, mais la tête découverte ; et il porte non la toge, mais une tunique longue, brodée au bord inférieur et munie de courtes manches. Il laisse pendre le bras gauche; sa main droite tient une patère d'où SAE 993 SAE tombe la libation sur l'autel; un ministre amène la brebis et la chèvre, tandis qu'un joueur de flûte et un cithariste accompagnent sur leurs instruments. Le fond est occupé par un temple à quatre colonnes corinthiennes. Le sacrifice terminé, commencent dans le même lieu, c'est-à-dire au Champ de Mars, des jeux scéniques à l'ancienne mode, sur une simple scène en bois, sans théâtre, ni sièges ; les spectateurs y assistent debout'. Cette nuitlà aussi, cent dix matrones, dont le nombre correspond à celui des années du siècle, organisent, sur les indications des Quindecentviri, interprètes des livres sibyllins, des sellisternia en l'honneur de Junon et de Diane 2. Auguste interdit l'accès des cérémonies nocturnes aux jeunes gens des deux sexes, à moins qu'ils ne fussent accompagnés de quelque parent âgé 3. Les cérémonies des deux nuits suivantes ont été l'objet, avant l'exhumation des Actes, de confusions causées par l'insuffisance ou l'inexactitude des témoignages littéraires'. Il est maintenant établi que la deuxième nuit est consacrée au sacrifice, toujours sur le Tarentum, en l'honneur des Ilithyies, divinités grecques qui président aux naissances et que Horace, dans son Carmen saeculare, ramène à l'unité : Ilithyia, afin de l'identifier avec Junon ou Diana Lucina, dont les fonctions dans la religion romaine sont identiques'. C'est toujours l'empereur qui offre le sacrifice et qui prononce la prière ; mais le sacrifice n'a rien de sanglant: il consiste en gâteaux de trois variétés différentes, en lita qui sont d'origine romaine, en popana et en phtoes, ceux-ci de provenance hellénique Les popana semblent à peine différents des liba ; quant aux phtoes, ce sont des gâteaux ronds pétris avec du fromage, du miel et du persil; chaque espèce figure pour neuf gâteaux dans l'offrande 7. Il est à remarquer que dans les cérémonies séculaires tou t est réglé par le nombre trois, ou ses multiples neuf et vingt-sept : les autels, les victimes, les offrandes, le nombre des adolescents qui ont à chanter l'hymne du dernier jour a. Les monnaies du règne de Domitien qui représentent le sacrifice de la deuxième nuit sont celles où l'on voit un sacrifice sans victimes vivantes 9. L'un des types (fig. 6014) compose ainsi la scène : au coin de gauche, dans la posture habituelle aux représentations sculpturales des fleuves, est étendu le Tibre, tenant la corne d'abondance; son image rappelle que le sacrifice est offert au bord du fleuve. L'empereur, debout et faisant l'offrande, est vêtu de la toge; devant lui, sont deux musiciens jouant l'un de la flûte, l'autre de la cithare. L'arrière-plan est occupé par un temple à double fronton dont les moitiés sont reliées par un tympan. L'autre type, identique pour tout le reste, diffère du VIII. premier en ce que le temple et l'autel sont de construction différente et que l'image du Tibre en est absente; on a voulu le rapporter au sacrifice de la troisième nuit; mais cette dernière cérémonie est l'objet d'une monnaie caractéristique qu'il est impossible de confondre avec aucune autre10. Les jeux ayant continué tout le premier jour et pendant la deuxième nuit, l'empereur se rend de nouveau, pour la troisième nuit, sur le Tarentum, afin d'y immoler à la Terre, Tellus, appelée Gaea dans l'oracle sibyllin, identifiée avec Cérès chez Horace et avec Déméter chez Zosime C'est à ce sacrifice que se rattache la monnaie du règne de Domitien (fig. 6015), où l'on voit l'empereur, orienté de gauche à droite, qui fait une libation sur l'autel; à ses pieds, est couchée la figure de Tellus tenant une corne d'abondance; dans le fond, les mêmes mu siciens dont nous avons constaté la présence à tous les sacrifices ; devant l'autel, un ministre qui amène la truie destinée à l'immolation 12, Avec cette cérémonie se terminent les actes en l'honneur des dieux helléniques, de caractère chthonien, c'est-à-dire apparentés aux dieux infernaux. Mais il importe de constater que Dis Pater et Proserpine, qui tenaient la place principale, sinon toute la place, dans les jeux tarentins, ont totalement disparu des jeux séculaires et que si le culte des Parques, des Ilithyies et de Tellus-Gaea, célébré la nuit, a un caractère éminemment grave, il exclut toute préoccupation funèbre, toute perspective ouverte sur le monde des morts13. Cette orientation de la fête, qui se réclame en principe de la filiation avec les jeux tarentins, vers les croyances sereines et confiantes, est encore plus marquée dans les cérémonies célébrées de jour. Le sacrifice du premier jour est offert lui aussi, quoiqu'il soit en l'honneur de la plus romaine des divinités, à Jupiter, achivo ritu. L'empereur y apparait (fig. 6016) vêtu de la même robe que la nuit précédente; il fait des libations dans la même attitude; mais l'autel diffère et le temple est à cinq colonnes ". Nous savonspar les textes que la cérémonie se déroule Fig. "16.1..7, Sacrifice à au Capitole, dans le temple de la g Triade. L'oracle désigne les victimes qui sont des taureaux blancs; Horace de même, mais l'un et l'autre sans en fixer le nombre; Agrippa, concurremment avec l'empereur, offre un sacrifice analogue. Le poète officiel donne place dans sonCarnien àcette cérémonie qui devait revêtir un ca 1`115 SAE 99i SAE ractère des plus imposants. Il en profi te pour rappeler l'illustre descendance de l'empereur, devenu par l'adoption fils de Vénus et d'Anchise. De même, il arrange à sa façon, en la poétisant, la prière très simple que nous trouvons dans les Actes C'est encore à une monnaie de Domitien que nous pouvons demander la restitution de l'acte principal, du sacrifice (fig. 6016). L'empereur, debout devant l'autel, y verse la libation ; devant lui les deux musiciens et plus à gauche la victime maintenue par un ministre, tandis qu'un sacrificateur lève le maillet pour frapper; dans le fond, la colonnade du temple à cinq colonnes corinthiennes. Ici encore, les Actes désignent la victime par une épithète rituelle : bovent marem... proprium, cette épithète se trouvant appliquée pour la nuit précédente aux chèvres et aux agneaux pour honorer les Parques; elle signifie: qui appartient tout entière ou bien : qui est sans tacite 2. Le sacrifice offert, les jeux commencés la nuit précédente reprennent leurs cours ; de plus, sur un théâtre en bois élevé au Champ de Mars, non loin du Tibre, sont donnés des ludi que les Actes nomment latini, ce qui peut fort bien désigner des représentations dramatiques, atellanes, mimes et exodia, du vieux répertoire national'. Pendant ce temps, les matrones continuent leurs dévotions auprès des sellisternia 4. La deuxième journée leur est d'ailleurs spécialement consacrée : elle est la journée de Junon comme la précédente était celle de Jupiter 5. A la tête des matrones au nombre de cent dix, l'empereur et Agrippa lui offrent chacun un sacrifice ; celui auquel l'empereur préside est précédé d'une prière dont la formule est prononcée par lui et répétée à mesure par les femmes agenouillées à ses pieds les actes nous en ont gardé une notable partie et Mommsen a restitué le surplus a. Elle demande à la déesse, « d'augmenter l'empire et la majesté du peuple romain des Quirites, en paix comme en guerre ; de défendre sans cesse le nom latin, d'accorder au peuple la sécurité, la victoire, la force, de favoriser le peuple et les légions et d'assurer le salut de la République o. La scène dans son ensemble revit sur une monnaie de Domitien (fig. 6017) qui, jusqu'à l'exhumation des Actes, était restée sans explication plausible Auprès d'un temple à quatre colonnes, un personnage en toge (l'empereur au temps d'Auguste, le magister du collège des Quindecemviri plus tard) est debout, un rouleau dans la main gauche : sa main droite est tendue vers un groupe de trois femmes à genoux devant lui, la tête voilée dans l'attitude des suppliantes. Le sacrifice de la vache blanche qui va suivre n'est pas indiqué; c'est que l'artiste qui avait choisi l'épisode du sacrifice pour le jour précédent a voulu varier la scène, en prenant pour le second celui plus caractéristique de l'invocation. Le troisième jour qui conclut la fête est aussi celui qui suppose le plus grand déploiement de pompe, afin d'en souligner devant les imaginations la signification religieuse et politique. C'est le jour d'Apollon, le dieu lumineux qui depuis Actium est devenu le dieu dynastique, celui qui représente la domination de Rome, incarnée dans l'empereur, sur le monde entier 8. Ce sont les livres sibyllins déposés au sanctuaire du Palatin qui ont ordonné les jeux séculaires : ce sont les magistrats chargés de leur interprétation qui en ont organisé tous les détails et qui, avec l'empereur, le premier des magistei, en président tous les actes. La triade capitoline même s'efface devant ce culte nouveau et elle ne figure au programme que pour en rehausser la splendeur. La journée débute comme les autres par un sacrifice : sacrifice non sanglant qui consiste en gâteaux analogues à ceux de la deuxième nuits. L'oracle sibyllin conservé par Zosime le dit offert à Apollon: mais les jurisconsultes qui ont collaboré avec l'empereur ont adjoint au dieu Diane, sa soeur, et Latone, sa mère, avec l'intention manifeste d'opposer à la triade du Capitole celle du Palatin 10 : le lieu du sacrifice est, en vertu de la même pensée, fixé non au Champ de Mars, mais au temple qui est comme le vestibule de la maison même de l'empereur, le temple d'Apollon Palatin". Le sacrifice est suivi de la procession solennelle qui, partant du Palatin pour monter au Capitole et revenir à son point de départ, unit dans la cérémonie finale les grands cultes d'autrefois à ceux dont le pouvoir nouveau a fait sa raison d'être et sa sauvegarde. Ce qui distingue cette procession, c'est un double choeur de vingt-sept jeunes gens et d'autant de jeunes filles, tous de condition libre et de naissance légitime, tous possédant encore leur père et leur mère 12. C'est pour le double choeur que le poète I-Iorace composa, sur l'ordre de l'empereur, son hymne séculaire. L'historien Zosime, qui mêle au récit des fêtes d'Auguste les souvenirs des fêtes subséquentes, dit que le Carmen était chanté alternativement en latin et en grec : les Actes, qui sont complets sur ce point, ne disent rien de tel, mais seulement : Carmen composuit Q. Horatius Flaccus; ils nous apprennent de même qu'il fut chanté d'abord au Palatin, ensuite au Capitole". A l'examiner en détail, il semble bien que les invocations aux dieux aient été chantés par les garçons, les invocations aux déesses par les filles ; mais la répartition est malaisée et peut-être même n'en faut-il tenter aucune'"'. En réalité, le poème se divise en deux parties principales : la première, qui s'arrête au vers 3`2, comporte les invocations spéciales à chaque divinité qui ont une place dans le rituel de la fête, à Apollon et Diane, au Soleil distinct d'Apollon 85, à, Ilithyia, aux Parques, à Cérès; SAE -995SAE vient ensuite une seconde invocation d'ordre général qui débute par Apollon et par Luna, pour associer toutes les autres divinités dans une prière commune pour le bien de l'Empire. Peut-être aussi le chant s'adaptait-il, dans une certaine mesure, à la religion des localités parcourues, aux ternples du Palatin et du Capitole qui sont les stations principales de l'itinéraire'. Une monnaie de Domitien représente la procession en la simplifiant (fig. 0018) : un groupe de trois adolescents en toge (à la coiffure on reconnaît une jeune fille dans la figure du milieu) s'avance vers la droite en chantant et en élevant au-dessus de leurs tètes des rameaux d'olivier ; derrière marchent deux hommes en ter du collège des Quindecemvirs; le premier tient un rouleau, sans doute le texte de l'hymne et des prières rituelles'. Rien ne prouve que d'autres que les adolescents aient pris part aux chants : que, par exemple, les Quindecemviri aient fait partie du choeur3. Il y a, d'ailleurs, un précédent, celui de Livius Andronicus, qui composa en 207 av. J.-C., sur la demande du Sénat, pour célébrer la victoire de Séna, un hymne en l'honneur de Junon, hymne chanté uniquement par un choeur de vingt-sept jeunes filles'. Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur les qualités littéraires du Carmen d'Horace ; mais il convient de remarquer avec quel scrupule d'exactitude rituelle le poète a tiré parti des données archéologiques de son sujet, mettant chaque détail à sa place et n'omettant rien d'essentiel': Apollon et Diane, dans leur signification générale et sous leur aspect particulier de divinités sidérales; Ilithyia identifiée discrètement avec Junon et Diana, Lucina et Genitalis ; les Parques et Cérès, Jupiter nommé en passant, Junon plutôt indiquée que nommée, malgré la place qu'ils tiennent dans les trois journées de la fête ; par-dessus tout, d'une part l'empereur Auguste avec le prestige de la descendance qui le rattache à Énée, fils de Vénus et d'Anchise 6 ; d'autre part, la suprématie de la religion d'Apollon et de Diane, celleci intimement mêlée au culte national par ses temples de l'Aventin et de l'Algide Tout aussi caractéristiques sont les allusions à la lexJulia de maritandis ordinibus, la mention des livres sibyllins, l'hommage aux victoires qui ont assuré la sécurité des frontières, le rappel des réformes intérieures et finalement l'évocation de l'âge d'or qui va recommencer avec le siècle nouveau 5. Toul, cela constitue'mieux qu'une poésie officielle, dépourvue de conviction et limitée aux circonstances qui l'ont inspirée. Il est permis d'y voir le manifeste pieux d'un régime, fondé sur le patronage du dieu qui est symbole de lumière, de progrès et de civilisation, pour le rajeunissement des destinées de Rome et pour le bonheur du monde rangé sous ses lois 9. Tel est l'ensemble des cérémonies religieuses, les plus complètes et les plus importantes dont l'histoire des cultes romains fasse mention, par lesquelles l'empereur Auguste et le collège des Quindecemvirs inaugurèrent, plus qu'ils ne la continuèrent, la série des jeux séculaires. La partie populaire de la fête est celle qui lui a donné son nom, les jeux de toute sorte qui, dans le rescrit de l'empereur et dans les édits rendus à son instigation, sont l'objet d'une sollicitude égale 10. Nous avons vu déjà que de ces jeux certains fonctionnent simultanément avec les actes de piété et cela dès la première nuit et le jour suivant, puis ils se continuent nuit et jour sans interruption jusqu'à la fin des cérémonies". Il y en a de deux sortes, les uns scéniques installés dans les théâtres (il n'existe encore qu'un théâtre permanent, celui de Pompée, le théâtre de Marcellus étant en voie d'achèvement), les autres au Cirque ". Les représentations théâtrales sont ou latines ou grecques, celles-ci de deux variétés différentes ". Les premières appelées ludi thymelici dans lés Actes, parce qu'elles se déploient non seulement sur la scène mais dans l'orchestre, autour de la thyméle, à la façon des Grecs, étaientdonnées au théâtre de Pompée 16 ; les autres, nommés astyci, qui sont les représentations ordinaires, sans doute des tragédies et comédies imitées du grec parla génération des vieux poètes latins, dans des théâtres en bois construits exprès". Nous avons vu que, la première nuit, il y avait d'autres représentations encore, nommés ludi latini, sur des scènes sans théâtres, et qui devaient être fournies par le répertoire des vieilles farces populairesf °. Quant aux jeux du cirque ", ils consistaient en courses de chars et en exibitions de desultores ; les Actes ne parlent pas de gladiateurs. Mais ils nomment les magistrats qui présidaient aux départs des courses ; durant les premiers jours, M. Valerius Potitus Messalla, qui avait été consul en 722, probablement frère de Messalle Corvinus, l'orateur célèbre, l'ami de Tibulle et d'Ovide ; plus tard, quand il n'a plus à remplir de fonctions sacerdotales, Agrippa en personne A mesure que les cérémonies saintes tirent à leur fin, les jeux se multiplient et comportent toutes les variétés connues [Lem rcei.rcf]. A ceux qui sont obligatoires et dont les frais sont payés par le trésor, s'ajoutent ceux que l'édit des Quindecemvirs appelle honorarii, ce qui signifie SAE 996 SAE extraordinaires, de surérogation 1. Ils sont organisés par les magistrats, notamment par les Quindecemvirs et sans doute à leurs frais, ce qui les fait appeler, par Festus, liberales. En temps ordinaire, le nombre en était limité à trente jours par an afin qu'ils ne fussent pas ruineux pour les organisateurs 2. Les cérémonies s'étant terminées le 3 juin, il y avait interruption le lendemain ; puis les jeux de tout ordre se succédaient du 5 au 11, pour se terminer par une grande chasse qui n'est pas localisée par les Actes' ; le monument d'Ancyre nomme en bloc, comme emplacements utilisés à cet effet, le cirque, le forum, les amphithéâtres. La chasse spectacle paraît avoir été coupée d'intermèdes fournis par des courses de chevaux et de chars'. Il va de soi que tous ces jours de cérémonies et de jeux sont déclarés fériés : les tribunaux chôment, le deuil légal est suspendu, ainsi que l'interdiction aux célibataires visés par la loi Julia. C'était une application d'un cas de dispense plus général et dans lequel rentraient les jeux séculaires: a Il n'y ani deuil, ni interdiction lorsqu'on dédie un temple, lorsque les censeurs font la clôture du cens, lorsque l'État s'acquitte d'un voeu formé en son nom. » La fête séculaire rentrait dans ce dernier cas'. Par leur durée, qui est de dix-huit jours entiers, dont quinze de réjouissances publiques, par la variété des cérémonies, sacrifices, prières, processions, lectisternia et sellisternia, par la qualité des personnages qui y président ou qui en sont les principaux acteurs, par leur signification politique et religieuse, par l'immense déploiement de toutes les ressources décoratives et somptuaires, tant pour les actes du culte que pour les amusements populaires, les fêtes de l'an 17 furent les plus importantes de toutes celles dont l'histoire de Rome ait fait mention. ll n'y en a point dans le passé qui puisse leur être comparée; celles qui leur succédèrent au même titre ont pu les égaler en pompes et prodigalités, jamais elles ne se sont déployées dans l'atmosphère de confiance, de joie, de dignité morale, de distinction artistique et littéraire qu'avait su créer pour les siennes le fondateur de l'Empire. IV. Les jeux séculaires après Auguste. On pourrait croire que l'éclat même des fêtes de l'an 17, joint au prestige d'Auguste qui en fonda la tradition, fixerait à tout jamais la règle de leur périodicité; ce fut le contraire qui arriva. Les empereurs subséquents semblèrent regretter de ne pouvoir célébrer des jeux séculaires chacun à sa manière. Claude, le dernier de la lignée d'Auguste, trouva le moyen de les renouveler soixante-trois ans après, en l'an 46 ap. J.-C. Il calcula que cette année-là Rome achevait le vine siècle de son existence et qu'en se réglant sur la durée juridique du siècle, le droit à des jeux solennels se trouvait établi. Comme il y avait encore des survivants de la fête précédente, que même des acteurs qui y avaient figuré reparaissaient, bien vieux évidemment, sur la scène, ces jeux de Claude parurent sur tout ridicules : ils n'ont, d'ailleurs, laissé aucune trace'. Quarante ans plus tard, Domitien voulut en célébrer pour son compte : il invoqua le canon de cent-dix ans, celui des livres sibyllins, qui menait à les fixer en 92 ou 93 si l'on calcule à partir de l'an 17 ou 16, mais qui aurait permis de les mettre déjà en 61, sous Néron, si l'on s'était réglé sur l'an 49 av. J.-C., où les jeux de l'an 17 auraient dû être célébrés'. Domitien les donna en 87. Pas plus que ceux de Claude, ils ne firent sensation, mais nous leur sommes redevables de la curieuse série de monnaies dont nous avons pu tirer parti pour l'interprétation des jeux d'Auguste. A s'en tenir à ce témoignage, il est établi que Domitien suivit fidèlement, pour leur organisation, les exemples donnés par son prédécesseur, comme il suivit, à peu près, son calcul du siècle'. Un témoignage unique, qui n'a sans doute pas grande valeur, nous apprend qu'Antonin le Pieux, reprenant le canon de cent ans et se réglant sur l'archéologie de Claude, célébra en 146 ap. J.-C. le neuvième centenaire de la fondation de Rome'. Désormais, il n'est plus question de jeux séculaires jusqu'au règne de Septime-Sévère qui, suivant le canon des livres sibyllins, réédita ceux de Domitien et d'Auguste en 204 de notre ère 10. Dans les Actes gravés sur un monument analogue à celui que nous avons décrit, l'empereur les appelle: ludos saeculares septimos, alors que Censorinus leur donne le huitième rang; c'est que la chronologie officielle ne tient aucun compte de ceux de Claude et paraît ignorer ceux d'Antonin le Pieux". Ils ont été commémorés, comme les jeux d'Auguste ; et l'exhumation qui a mis au jour l'historique de ceux-ci, nous a rendu également les fêtes de Sévère, sur des fragments de tables enfouies au même lieu, dans les mêmes conditions. Mais ces débris sont si morcelés et de restitution tellement difficile, qu'ils n'offrent qu'un assez pauvre intérêt1S. Il s'en dégage toutefois cette constatation : si les jeux célébrés par Auguste donnent à l'empereur toute l'initiative et le rôle principal, faisant bon marché de l'autorité religieuse du Sénat, ceux de Septime-Sévère consacrent l'effacement à peu près total de cette assemblée. Le Sénat ne décrète même plus, sur l'invitation de l'empereur, que les jeux auront lieu; mais il demande au souverain de vouloir bien les ordonner. Le collège des Quindecemvirs a gardé son rôle, mais le magister déclare qu'il exerce ses fonctions sacrées : jussu mandatoque imperatorum; et il n'y a plus qu'un seul magister, alors que les Actes du règne d'Auguste en nomment cinq. La qualité d'Auguste et d'Agrippa se retrouve dans celle de Septime-Sévère et de son fils M. Aurèle Antonin, et tous deux continuent à être revètus de la puissance tribunitienne ". Outre les actes où nous relevons ces détails, il nous reste, comme monuments des jeux de l'an 204, diverses monnaies en or (fig. 6019), argent ou bronze, frappés pour commémorer les fêtes. SAE 997 SAG Tellus-Cérès et le Tibre y rappellent le dispositif religieux observé aux temps de Domitien et d'Auguste; à ces vieilles divinités sont associés Ilercule, Bacchus et la Concorde, empruntés aux cultes du temps 1. Les dernières fêtes séculaires organisées par les empereurs païens furent celles auxquelles présidèrent, en 2116 ou 247, suivant le canon de cent ans, Philippe et son fils : leur caractère distinctif, c'est qu'elles célébrèrent le millénaire de la fondation de Rome 2 : c'est ce que rappelle le grand bronze ici reproduit (fig. 6020). Cassiodore nous apprend qu'à cette occasion il y eut au Champ de Mars, pendant trois jours et trois nuits, des représentations théâtrales et que le peuple Fig. 6020. -Jeux de Philippe. passa les nuits en réjouissances ; les jeux du cirque surtout y furent magnifiques : on y vit une profusion de combats de gladiateurs, d'exhibitions de bêtes rares et féroces qui figurent à leur tour sur les monnaies (fig. 6021)3. L'empereur qui y présidait était un Africain, fils d'un chef de brigands; il satisfaisait par les sacrifices et les cérémonies à la tradition polythéiste, quoiqu'il fût très probablement chrétien. M. Boissier cite à ce propos la réflexion mélancolique de l'historien Zosime, resté païen convaincu : « Si les saintes cérémonies avaient été religieuse ment observées, ainsi que l'ordonnait la Sibylle, l'Empire romain aurait conservé sa puissance; mais comme on les a négligées, il est tombé sous la domination des Barbares. » J.-A. HILn.